Anne Dalles Maréchal (Université Jean Monnet Saint Etienne)
« La Mandchourie imaginée : la transition des idées sur l’autre et l’ailleurs dans les productions de trois explorateurs anglophones dans la seconde moitié du XIXe siècle. »
Jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, la région située au nord de la Chine, également connue sous le nom de Mandchourie, est relativement peu connue en Occident. Dans le sillage des événements politiques qui suivent la première guerre de l’Opium (1839-1842), les Européens commencent à diffuser des informations sur la région dans les publications occidentales. Les explorations scientifiques et militaires se déploient de manière exponentielle en même temps que les techniques de diffusion des connaissances. C’est ainsi que se développe un imaginaire de l’Extrême-Orient mandchou qui circule en Europe et aux États-Unis et suscite la curiosité des explorateurs. Dans cette présentation, je m’intéresserai aux productions de trois voyageurs anglophones qui visitent le nord de la Mandchourie à la fin du XIXe siècle : T. W. Atkinson, explorateur anglais qui voyage sur le fleuve Amour entre 1847 et 1853 et publie un livre en 1860 ; le fonctionnaire britannique en Inde, H. E. M. James, qui voyage en Mandchourie en 1886-1887 et publie son récit en 1888 ; les photographies de l’Américain W. H. Jackson, prises entre 1894 et 1896 en tant que membre et photographe de la World’s Transportation Commission. Les productions de ces explorations permettent d’interroger le thème de la transition de plusieurs manières. D’abord, la transition peut être comprise dans la transformation des idées et des perceptions. Nous pouvons ainsi nous questionner sur la façon dont les pratiques locales deviennent des outils dans le processus de construction de l’altérité à l’œuvre dans l’exploration des marges des Empires occidentaux. Ensuite, la transition est aussi celle de l’explorateur, entre-deux, qui voyage au sein d’un ailleurs dont il élabore une définition. Finalement, la transition peut être comprise dans la circulation des idées. Nous pouvons ainsi interroger la façon dont les idées de l’altérité transitent par le biais de la presse et de la photographie. Pour répondre à ces interrogations et comprendre la rhétorique de l’altérité dans l’exploration de la Mandchourie, j’étudierai la manière dont ces trois explorateurs décrivent les pratiques de chasse des populations toungouso-manchoues de la région de la Mandchourie et les utilisent pour donner du sens à ce nouveau territoire et façonner une idée de l’ailleurs.
Bio-bibliographie :
Anne Dalles Maréchal est docteure en anthropologie religieuse et histoire des religions de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes depuis 2020, et enseigne à l’Université Jean Monnet Saint Etienne au sein du département d’Anglais depuis 2022 (PRCE). Elle est membre associée du laboratoire de recherche Groupe Sociétés, Religions, Laïcités, et chercheuse associée à la Bibliothèque nationale de France. Après avoir étudié les transformations religieuses d’un groupe minoritaire de la région de l’Amour au contact du christianisme, son travail de recherche se concentre sur la circulation des idées et des personnes entre le nord de la Chine et l’Extrême-Orient de la Russie et l’Occident. Elle se concentre particulièrement sur les écrits publiés en Europe ou aux Etats-Unis et qui concernent les populations toungouses, ainsi que sur les missions chrétiennes (protestantes et catholiques) en Mandchourie. Ses récentes publications sont :
2023 La disparition trompeuse du chamanisme de l’Amour. Interactions culturelles et adaptations religieuses chez les Nanaï du Bassin de l’Amour, Extrême-Orient de la Russie (Nord Asie, EMSCAT, 2023),
2024 « La circulation des connaissances sur la Mandchourie (1840-1900) : les écrits missionnaires chrétiens comme sources ethnographiques », Artefact, 21, pp. 86-105
Béatrice Blanchet (UCLy)
« Frontières et transitions aux confins de la britannicité : la familière étrangèreté de l’interprète local, de Bagdad et Kaboul à Calais (2001-2014). »
Au début du XXIe siècle, la Grande-Bretagne est intervenue militairement en Afghanistan (2001-2014) et en Irak (2003-2011), anciens territoires de l’Empire informel britannique. Ces interventions armées ont été décrites comme des « conquêtes des cœurs et des esprits » par des manuels de contre-insurrection inspirés par les campagnes de « pacification » coloniale du Waziristan et de la Mésopotamie. Les interprètes locaux ont joué un rôle crucial dans ces conflits armés marqués par l’ubiquité du « présent colonial » (Gregory, 2004), la traduction et l’interprétation délimitant un tiers-espace liminaire, une zone de transition et de négociation autant linguistique qu’idéologique. Situés à l’intersection du civil et du militaire, du linguistique et du stratégique, les interprètes sont perçus alternativement comme des alliés et des alter égos des militaires ou comme des transfuges qui subvertissent les allégeances. Les débats portant sur le rôle de l’interprète local au sein de l’armée britannique réactualisent ainsi les métaphores de la trahison traditionnellement associées au cumul des loyautés ainsi qu’à la transgression des identités originelles (Beebee, 2010). À l’issue des guerres d’Afghanistan et d’Irak, les demandes d’asile de nombreux interprètes ont été rejetées alors que des discours politiques et médiatiques exaltaient les frontières « naturelles » de la Grande-Bretagne. En écho à leur position liminaire, ambigüe et marquée par l’« état d’exception » (Agamben, 2003), nombre d’interprètes afghans et irakiens se sont ainsi retrouvés dans la Jungle de Calais, enclave située aux confins des frontières franco-britanniques et aux portes de la « Forteresse Europe ». Majoritairement issus d’anciennes zones d’influence britannique, ces migrants de Calais apparaissent comme des insider-outsiders dotés d’une étrangère familiarité qui subvertit les distinctions entre le même et l’autre ainsi que les géographies imaginaires du proche et du lointain. Penser les frontières contemporaines à travers ce processus d’« encampement du monde » (Agier, 2011), c’est ainsi prendre en considération les espaces frontaliers (borderlands) qui incluent des enclaves liminaires conçues comme lieux de transition autant que comme zones de relégation pour des exilés appréhendés comme des étrangers intimes (Simmel, 1908).
Bio-bibliographie :
Béatrice Blanchet est maître de conférences à l’Université Catholique de Lyon (UCLy), où elle enseigne la géopolitique et les études anglophones. Lauréate de la Bourse d’Excellence Lavoisier pour la Maison Française d’Oxford et docteur de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, elle est auteur d’une thèse consacrée aux représentations de l’intellectuel en France et en Grande-Bretagne au vingtième siècle (La Toge et la Tribune, L’Harmattan, 2004).Béatrice Blanchet s’intéresse à la figure emblématique de l’étranger intime dans les représentations et les discours britanniques contemporains, qu’il s’agisse de l’intellectuel cosmopolite (symbole de l’exil et de la distanciation critique), du militant (entre subversion des normes et inscription dans une tradition contestataire), de l’interprète (insider-outsider influencé par des allégeances multiples), ou du voyageur (dont les récits contribuent à redéfinir les catégories du familier et de l’étranger).Ses recherches actuelles portent notamment sur le lien unissant la célébration de l’exception britannique à l’omniprésence d’espaces liminaires, alors que ressurgissent les représentations impériales des frontières nationales. Depuis 2019 elle intervient régulièrement dans l’atelier « Histoire des Idées » de la SAES.
Parmi ses récentes publications:
– «Remapping the Borderlands of Britain : the Calais « Jungle » and the Enduring Legacy of Imperial Frontier Policing». In: Fiona Barclay et Beatrice Ivey (dir.), Contemporary Representations of Forced Migration in Europe. Beyond Regime and Refuge. Basingstoke : Ed. Palgrave Macmillan, Palgrave Studies in Literature, Culture and Human Rights, 2024, 287-309.
-«’I wanted to think, write, stay or move on at my own speed and unencumbered’. Pedestrian rites of passage in Patrick Leigh Fermor’s Time of Gifts». In: Charles Forsdick, Zoë Kinsley et Kate Walchester (dir.), Microtravel. Confinement, Deceleration, Microspection. Londres/New York : Anthem Press, 2024, 97-110.
Farouk Lamine (Université de Tours)
« Conservatisme ou transition socialiste ? Retour sur la pensée politique de George Orwell »
Pendant longtemps, George Orwell a été réduit à sa dernière œuvre 1984, transformée en « une machine de guerre anticommuniste » (Leys 2014 : 10) comme l’observe Simon Leys dans son essai Orwell ou l’Horreur de la politique, publié en 1984. L’essai de Leys est une tentative de délivrer Orwell du mythe d’une œuvre qui a transformé la réputation de son auteur. C’est cet essai qui semble à l’origine du retour salutaire d’Orwell en France ces deux dernières décennies, réhabilité par des philosophes qui affirment que la complexité de l’œuvre orwellienne ne pourrait être appréciée sans tenir compte des cheminements intellectuels qui l’ont précédé. Néanmoins, ce retour a transformé Orwell en une figure insulaire et conservatrice, un « anarchiste-tory » selon l’expression utilisée par Leys pour décrire le tempérament de l’auteur, expression popularisée ensuite par le philosophe Jean-Claude Michéa qui en fait le titre de son ouvrage Orwell : anarchiste-tory (1995). Ces commentaires ont déclenché un débat et une polémique sur le présumé conservatisme de l’auteur de 1984, au point où les critiques – marxistes notamment – ont vu en lui un auteur populiste qui ne propose rien si ce n’est dénigrer les intellectuels de gauche au nombre desquels il se garde bien de se compter.
L’objectif de cet article est de montrer que les récents commentaires ne tiennent pas suffisamment en compte la gravité du contexte historique : l’atmosphère de guerre, les échecs de la gauche et la montée fulgurante du fascisme. En effet, l’élément conservateur dans les écrits politiques d’Orwell, en particulier en temps de guerre, fait partie d’une stratégie politique socialiste qui vise à prendre le dessus sur l’approche psychologique et/ou émotionnelle du fascisme. L’idée est que le socialisme ne doit pas négliger le besoin spirituel de loyauté nationale exprimé dans le fascisme, réduit à une superstructure par le marxisme, mais au contraire le reconnaître comme un besoin réel. L’argument est que la transition d’une vision nationaliste à une vision cosmopolite ne consiste pas à nier un besoin humain, mais à le transformer.
Bibliographie :
Orwell George, The Complete Novels of George Orwell, London: Penguin Classics, 2009.
Orwell, George. The Collected Essays, Journalism and Letters of George Orwell. Vols 1, 2, 3,
4. [CEJL]. Eds. Ian Angus and Sonia Orwell. London: Penguin Books. 1968.
Bégout Bruce, De la décence ordinaire. Paris : Éditions Allia. 2017.
Leys Simon, Orwell ou l’horreur de la politique, Paris : Flammarion, 2014.
Michéa Jean-Claude, Orwell : anarchiste-tory, Paris : Flammarion, 2008.
Rosat, Jean-Jacques. Chroniques orwelliennes. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Collège de
France, 2013. Consulté le 21/02/20. http://books.openedition.org/cdf/2067
Biographie :
Farouk Lamine est ATER en littérature et histoire des idées à la Faculté d’Angers puis l’Université de Tours. Il est l’auteur d’une thèse sur la pensée politique, éthique et esthétique de George Orwell, soutenu en 2021 à Nantes Université, sous la direction du Professeur Georges Letissier. Il a publié un nombre d’articles scientifiques et de presse sur la pensée politique et morale d’Orwell, en particulier sur la notion de « common decency ».
Jean De Dieu Mampouya (Université Clermont Auvergne)
« Conscription, sujet de controverse : la conscription britannique de 1916 au cœur des débats, entre politique, anglicanisme et méthodisme. »
Le conflit russo-ukrainien est au cœur des débats et fait couler beaucoup d’encre au sein des observateurs et historiens. Le 14 février 2022 a marqué l’invasion de l’Ukraine par la Russie sur ordre du Président Vladimir Poutine, marquant ainsi une guerre qui continue à s’étendre depuis 2 ans, 8 mois et 25 jours. Ce conflit semble être à la porte de l’Europe, favorisant une perspective (bien que mince) d’un conflit international, voire d’une Troisième Guerre mondiale.
Le but de cette communication n’est pas de trouver des éléments accusateurs visant à démontrer laquelle des nations à tort ou raison et/ou est belligérante ou victime, mais plutôt d’analyser les enjeux socio-politiques contemporains suite à l’introduction de la conscription. La Russie a introduit une conscription en octobre 2022 enrôlant des réservistes âgés de 18 à 60 ans dans les forces armées. Cependant, le 1er janvier 2024 un amendement a été observé, introduisant le service militaire obligatoire de 18 à 30 ans (contre 27 ans, âge limite prévu dans l’ancienne conscription). Quant à l’Ukraine, la conscription amendée de 27 à 25 ans avait été adoptée par la Rada (Parlement), toutefois, ce n’est que le 2 avril 2024 que le Président Volodymyr Zelensky adopta celle-ci.
D’aucuns diront que la conscription serait perçue comme de la chair à canon à la solde de l’État pour des fins politiques. Le Military Service Act adopté en janvier 1916 au Royaume-Uni, qui avait introduit la conscription, avait fait l’objet de dissidences et divisions au Royaume-Uni. Multipliant, par conséquent, les objecteurs de conscience dont les droits de conscience et de liberté avaient été bafoués. La conscription de 1916 avait engendré des altérations sans précédentes au sein de la politique britannique du XXe siècle, ne laissant pas en marge l’Église d’Angleterre et les connexions méthodistes britanniques.
C’est dans cette perspective que nous analyserons les conséquences que pourrait engendrer la conscription dans un monde en proie à divers conflits internationaux.
Bibliographie :
Jean De Dieu MAMPOUYA est doctorant en troisième année, en civilisation britannique à l’Université Clermont Auvergne, membre du Laboratoire Institut d’Histoire des Représentations et des Idées dans les Modernités (IHRIM). Le titre de sa thèse est « Coopération interdénominationnelle et engagement socio-politique au 20e siècle en Angleterre : cas de l’anglicanisme et méthodisme (1901-1999) »
Delphine Frasch & Eléana Sanchez
« On the Margins of Margins: Feminist Scholars and the Rise of Women’s Studies in British Left-Wing Institutions »
This communication examines the progressive establishment of women’s studies frameworks within two pivotal left-wing academic settings in Britain: the Centre for Contemporary Cultural Studies (CCCS) at the University of Birmingham (1964–1988) and the History Workshop Movement (HWM). Both institutions, deeply rooted in the British New Left tradition, hegemonously defined by Marxist and predominantly male theoretical perspectives, witnessed and, as we argue, contributed to midwife the development of feminist scholarship through the establishing of formal and informal networks. The paper highlights common strategies and processes through which women scholars secured academic legitimacy, laying the groundwork for a distinct women’s studies scholarship in the 1970s and 1980s. From confronting hegemonic male perspectives to establishing unique methodological approaches linked to local activism and interdisciplinary frameworks, these scholars enacted a gradual but impactful transition, so much so that they could at times destabilize the structures in which they operated. Indeed we explore how feminist voices redefined leftist intellectual frameworks, challenging foundational assumptions while simultaneously broadening the scope of critical inquiry. Comparing and contrasting the CCCS and the History Workshop allows us to highlight specific mechanisms—such as the adaptation of Marxist theories to address feminist concerns, collective organizing efforts, creating dedicated academic spaces and publishing women’s studies and feminist material—used by feminist scholars to support the establishment of feminist intellectual work within these institutions. By analyzing these transformative practices and the way the very structures in which the took place reacted to these changes, we argue that the formalization of women’s studies was not merely an addition to progressive academic discourse but a fundamental reshaping of its structure and goals. In doing so, this communication seeks to contribute to our understanding of how transitions in intellectual history occur, especially as they relate to gender dynamics within hegemonic frameworks.
Bio-bibliographie de Delphine Frasch
Delphine Frasch is a certified philosophy teacher (agrégée) and a doctoral candidate at the École Normale Supérieure (ENS) of Lyon, affiliated with the Triangle research laboratory (UMR 5206). Her research, which combines epistemology and the history of the human sciences, focuses on the histories of ‘the people’ (particularly the English people) as a discursive genre and on the category of intellectual populism. She has authored several articles on history from below as well as on feminist epistemologies.
Bio-bibliographie d’Eléana Sanchez
Eléana Sanchez is Professeure Agrégée at Université de Toulouse (Jean Jaurès) and a PhD candidate in British contemporary history at Université de Toulouse (Jean Jaurès) and Université Sorbonne Nouvelle (Paris). Her work focuses on the institutional history of the Centre for Contemporary Cultural Studies, or CCCS (1964-1988), founded by Richard Hoggart and Stuart Hall at the University of Birmingham (UK). Her PhD dissertation sheds light on the significance of the CCCS as the first academic research centre dedicated to the study of contemporary culture in shaping an emerging academic field, that of British cultural studies, and analyses the political, intellectual and academic networks both within and without the CCCS which allowed it to be born, to survive and to thrive to become known as the « Birmingham school ».