Atelier CRECIB

Philippe BRILLET (PR civilisation britannique, Université de Tours)

La centralité comme paradigme de la politique et de la vie sociale du Royaume-Uni

Le concept de via media, théorisé à partir de l’an 1600 par le théologien Richard Hooker (On the Laws of Ecclesiastical Polity), constitua une irruption aussi novatrice que systématique de cette idée du caractère indispensable (et supérieur à tous les autres) du chemin moyen et de la position moyenne. Cette centralité, rejetant aux extrêmes ces deux erreurs symétriques que constituaient la tyrannie pontificale et l’anarchie des Protestants radicaux, se doubla progressivement d’une dimension politique, le système britannique se percevant progressivement comme rejetant semblablement la tyrannie des monarques absolus et l’anarchie de la populace. On peut considérer qui ce mouvement fut achevé au moment de la publication par John Stuart Mill de ses Considérations sur le gouvernement représentatif. Entre le champ religieux, de plus en plus symbolique, et celui du politique, de plus en plus prégnant, cette focalisation sur le caractère essentiel de la centralité permit, en sus, au cœur anglais du Royaume de considérer l’Irlande catholique et l’Ecosse calviniste comme des incarnations durables de ces aberrations symétriques, et ainsi de conforter son sentiment de supériorité nationale.

 Cette sublimation de la centralité prit un nouveau tour à partir de la fin du 19e, avec l’apparition d’autorités locales, même si elles ne reçurent longtemps que bien peu de pouvoir, l’échelon du comté restant lui dépourvu de toute capacité d’action. L’entrée dans la Communauté Economique Européenne, en 1973, changea assez substantiellement les composantes du débat en important dans le royaume les deux concepts de région et de planification. Mais la réponse des gouvernements britanniques successifs se limita, de façon fort inédite en Europe et avec une grande constance quel que soit le parti au pouvoir à Westminster, de reparamétrer sans fin les nouvelles régions pour qu’elles restent comparables en taille et que chacune soit organisée autour du centre jugé le plus pertinent pour elle. Cette gestion témoigne de l’attachement institutionnel au principe de la centralité décisionnelle en politique, d’où un contraste marqué avec la grande autonomie des nations dévolues.

Enfin, le début du XXIe siècle a vu l’achèvement de la reconnaissance par la communauté des géographes britanniques du Très très grand Londres comme une entité singulièrement homogène, pour toute son extension, le reste du royaume étant réduit à l’appellation d’Archipel (People and Places, A 2001 Census of the UK, D. Dorling & B. Thomas, Politiy Press, 2004 puis People and Places, A 21st century atlas of the UK, par les mêmes auteurs, publié en 2016 par la même maison d’édition). La capacité d’attraction et commandement de Londres, toujours première ville du monde selon le Global Power City Index, lui aurait tout simplement permis d’engloutir la totalité de la moitié méridionale de l’Angleterre, et même une partie des franges méridionales de Black England. Une telle lecture repose certes sur des réalités économiques objectives, mais elle se fonde également sur une conception assez radicale, pour ne pas dire plus, de l’excellence de la centralité.

Ce sont ces trois étapes successives que je propose de présenter et d’expliciter.

Flore COULOUMA (Maître de conférences, Université Paris X Nanterre)

Democracy, State secrecy, betrayal, and national security: a note on Mick Herron’s Slough House series

Mick Herron’s celebrated spy thrillers span the past fifteen years. Its first instalment, Slow House, was published in 2010 and its latest, Clown Town, is announced for 2025. Herron has won numerous awards for his novels and a current television adaptation starring Gary Oldman is ongoing (Apple TV+, 2022-present). My paper looks at the 8th novel in the series, Bad Actors (2022), to show how Herron uses the spy genre as social commentary on the state of British democracy in the post-covid era. I examine Herron’s satire of MI5, “the Service”, as public service, through its relationship with elected and non-elected executive power.

Bad Actors unpicks the corrupt workings of a Tory-like, far right government lead by an absentee, floppy-haired PM and his non-elected adviser – a thinly veiled and scathing depiction of Dominic Cummings – to denounce the current demise of the democratic State. In the novel, the racism, casual cronyism, and everyday venality of authoritarian statesmen with fantasies of streamlining public service and outsourcing national security, go head-to-head with the – also largely non-democratic – traditions of the Service, an institution obsessed with its own self-preservation and dealing with the catastrophic consequences of its past actions during the cold-war era. 

In this context, Herron’s “slow horses”, the rejects of the service who have been relegated to a separate unit and are no longer fully part of the Park (Herron’s version of John Le Carré’s Circus), uncover the corruption of a State that still largely operates against a backdrop of longing for the heyday of Empire.

I will examine Herron’s satire of anti-democratic State power, first through the figure of the PM’s adviser, then through the Service’s conflicting understanding of public service and national interest. I will conclude with a note on the spy genre as comedy through Herron’s recurring comic trope of individual self-preservation against public interest, the so-called “London rules”.

Justine COUSIN (Université de Caen)

Les mouvements contestataires des marins coloniaux : quelles transitions ? (1925-1947)

Les hiérarchies raciales placent dans un rôle secondaire et subalterne les marins non-blancs employés par les compagnies britanniques à partir de la libéralisation du recrutement en 1849. Ces derniers ont un salaire et des conditions de travail bien inférieurs à celles des marins britanniques. Ces marins coloniaux subissent une discipline extrêmement rigide à bord, cependant des formes de résistance apparaissent ponctuellement, prenant des dimensions variables selon le contexte. Peu d’entre eux sont syndiqués, en raison de leur illettrisme important ainsi que de leur origine majoritairement rurale, beaucoup d’entre eux n’envisageant pas initialement une carrière maritime. Cependant l’infériorité raciale va être progressivement remise en cause dans l’entre-deux-guerres suite à l’émergence du syndicalisme chez les marins coloniaux, à commencer par les marins indiens, alors les plus nombreux au sein de ce groupe. Ils constituent ainsi des travailleurs à l’échelle mondiale, reliant leur communauté d’origine au navire où coexistent d’autres origines de marins – blancs et non-blancs ainsi qu’aux villes britanniques et à leurs espaces portuaires. Le nationalisme et la capacité d’action des marins coloniaux déclenche de vives réactions de l’opinion publique britannique, ainsi que des autorités métropolitaines et coloniales. L’influence du communisme amène notamment la création de mouvements interraciaux dans l’entre-deux-guerres tels le Seamen’s Minority Movement puis la Colonial Seamen’s Association. Des activistes coloniaux parviennent alors à unir des marins indiens, « noirs » et « asiatiques » pour mettre fin à des discriminations les touchant, les espaces géographiques déterminant ces deux dernières catégories fluctuant en fonction du contexte économique et stratégique. Ces hommes arrivent à connecter la Grande-Bretagne à des espaces coloniaux tels l’Inde à partir des années 1930, accroissant ainsi le nationalisme dans les colonies et chez les populations coloniales en métropole. La Deuxième Guerre mondiale permet aux mouvements contestataires des marins coloniaux une transition vers des conditions de travail et salariales plus favorables, le contexte de la guerre mettant en position de force les marins non-blancs. Le nationalisme s’est ainsi élargi, notamment de manière transnationale, déclenchant alors la transition vers la fin de l’empire.

Biographie

Justine Cousin enseigne à l’université de Caen en histoire contemporaine et en civilisation britannique. Elle est également enseignante dans le second degré. Elle est docteure en histoire contemporaine et en civilisation britannique avec une thèse soutenue en 2018 à Sorbonne Université, portant sur les marins coloniaux travaillant pour les compagnies maritimes impériales britanniques (1860-1960). Ses thèmes de recherche sont l’histoire sociale et maritime, ainsi que l’histoire impériale et urbaine à partir de 1860. Elle est membre de deux groupes de travail de l’ELHN (European Labour History Network), de l’AFHMT (Association française pour l’histoire des mondes du travail), de H2C (Historiennes et historiens du contemporain) et de la SAES (Société des Anglicistes de l’EnseignementSupérieur). Ses publications concernent les marins coloniaux ainsi que les stewardesses du Titanic.

Daniel FOLIARD (Paris Cité)

An early postcolonial transition in visuality? Grievous photographs, British decolonization and transimperial connections in the 1950s

This talk will focus on the novel uses of atrocity photographs by British colonial authorities in the 1950s. Graphic imagery was weaponized both within the colonies (Kenya, Malaysia) and without to participate in a war of images against anticolonial movements. After years of relatively sanitized coverage of decolonization warfare, this shift inaugurates a new era. The context of the Cold War and the increasing influence of the Information Research Department explains this transition. The developing media capacities of nationalist and anticolonial also played a role. This intervention will also demonstrate that this transformation of the visual vocabulary of both colonialism and anticolonialism was not limited to the British Empire. Similar developments can be observed in the French, Dutch and Portuguese empires. While these interconnections remain to be explored in more depth, the talk will argue that is high time to look at this process through a transimperial lens to make sure to completely transition out of rehashed national narratives on falling empires. The underlying corpus includes official papers held by the Cambridge University Library (Pamphlets, reports and photographs on the Mau Mau insurgency in Kenya, GBR/0115/RCS/RCMS 183/4) as well as references from French Cameroon and Indochina (SHD Vincennes, ECPAD).

Biography

Daniel Foliard est professeur des Universités (Université de Paris, laboratoire Échelles, CNRS). Il travaille sur l’empire britannique (19e-première moitié du 20e siècle) dans une perspective trans-impériale et globale en portant une attention particulière sur les archives visuelles. Ses deux monographies, Dislocating the Orient: British Maps and the Making of the Middle East, 1854-1921 (Chicago: Chicago University Press, 2017) et The Violence of Colonial Photography (Manchester: Manchester University Press, 2022) portent respectivement sur la cartographie et la photographie. Investi dans des projets de recherche à l’articulation de la vision par ordinateur et de l’histoire de la photographie, il publie avec Julien Shuch Passés contestés et présents numériques (Au Bord de l’Eau) en février 2025.

Angélina GIRET (Université Le Havre Normandie)

Transitions de la métropole, transitions du Raj : Les évolutions de la femme britannique en Inde (1835-1919)

Depuis une quarantaine d’années, il existe au Royaume-Uni un grand développement de l’histoire impériale dont celle des femmes britanniques ayant vécu sous le Raj. Les années 1980 sont l’âge d’or de l’intérêt pour la période du Raj et voient la publication de plusieurs éditions scientifiques de récits de femmes britanniques ayant vécu en Inde, avant le développement des études d’ensemble.

Cependant, aucune de ses différentes études ne met en lumière une historicisation de ses femmes britanniques en Inde : il semble alors qu’un traitement tout à fait égal soit apporté à une femme britannique qui serait arrivée dans les années 1830 à celle arrivée en 1910, sans que le contexte historique précis permette d’éclairer l’originalité de leur parcours, ni même l’évolution de ce dernier, ce qui laisserait penser que la femme britannique en Inde est un élément figé de cette période de 90 années.

C’est grâce à une approche événementielle de ce sujet que la thèse préparée veut tenter d’historiciser les femmes britanniques en Inde. Nous avons ainsi retenu les dates clés des mutineries de 1857-1850, des Married Women’s Property Acts, et particulièrement celui de 1884, tout en bornant notre étude aux dates de 1835 (Minute on Education de Thomas Macauley) et de 1919 (Massacre d’Amritsar). Ces dates sont des transitions dans l’histoire de ces femmes et ce, à plusieurs égards : elles passent d’un rôle colonial invisible à un rôle colonial visible ou encore d’une migration de « suiveuse » vers l’Inde à celle d’une voyageuse ou d’une exploratrice à part entière.

Grâce à une étude prosopographique bornée par les dates évoquées et construite autour de critères établis, la communication envisagée analysera les différentes transitions historiques de cette période tout en montrant en quoi elles constituent également des transitions dans le statut et le rôle de la femme britannique en Inde.

Biographie

Après une année passée dans le secondaire, Angélina Giret a obtenu un contrat doctoral auprès de la Région Normandie (2021-2024). Elles est aujourd’hui ATER en civilisation britannique à l’Université Le Havre Normandie. La thèse préparée Femmes britanniques en Inde (1835-1919) : épouses, impérialistes et migrantes est dirigée par Myriam Boussahba-Bravard (Université Le Havre Normandie, laboratoire GRIC). Après une publication en 2020 (« Complices de l’entreprise coloniale ? deux Memsahibs face aux langues dans L’Inde Britannique De 1850 à 1900 », dans Emmanuelle Sauvage (dir.), Les Voyageurs Face Aux Langues : Apprentissage, Expérience, Transmission, Paris, Éditions Kimé, 2020, p. 89-101.), Angélina Giret publiera prochainement le chapitre suivant dans History and the Writing of the Self: Diaries and Diary-keepers (dirigé par Myriam Boussahba-Bravard, parution prévue pour 2025 chez Bloomsbury) : « Diaries of One’s Own : Honoria Lawrence’s Numerous Diaries and Selves (1837-1854) ».

Dr Robert IVERMEE (Institut Catholique de Paris)

Infrastructure and the colonial state in British India: the transition to crown rule

Among the key moments of transition in British colonial rule in India, the advent of crown rule stands out. Passed in the aftermath of the Indian Rebellion, the Government of India Act of August 1858 saw the territories of the East India Company transferred to the crown, with the government of British India taken over by a royally-appointed governor (‘viceroy’). The East India Company would soon after be liquidated, its winding-up symbolic of the transition towards a new era of imperial free trade. As scholars now recognise, however, the transition towards economic liberalism in colonial India was never complete. In its post-1858 guise, the British Indian state played an influential role in the financing and delivery of large infrastructure projects including roads, railways and canals that had previously been led by private enterprise. State-administered infrastructure projects were essential to the ‘opening up’ of India to British capital, the territorial definition of the new crown colony, and the positioning of British rule as a modernising or civilising force.

This paper examines continuities and ruptures in understandings of the role of the colonial state in infrastructure development in British India in the years immediately either side of the inauguration of crown rule. To do so, it considers debates surrounding the creation of the Government of India’s Public Works department in 1854 and its operations through the decade that followed. The paper reveals that British officials had significant doubts and disagreements, both before and after the crown takeover, about the correct limits of state responsibility for infrastructure development. Focusing on infrastructure projects in the province of Bengal, it suggests that 1858 was less of a moment of change for British rule in India than is often held.

Biography

Dr Robert Ivermee is associate professor (MCF) at the Institut Catholique de Paris. His research focuses on British and wider European colonialism in South Asia, with an emphasis on the ideologies and practices of colonial rule, and the colonial impact on the environment. Ivermee’s doctorate at the University of Kent (2013) focused on education and religion in British India. It resulted in the monograph Secularism, Islam and Education in India, 1830-1910 (2015) and a set of peer-reviewed articles in Modern Asian Studies, South Asian History and Culture,and Nineteenth-Century Contexts. A second large project, focused on European colonialism in Bengal, culminated in the publication of the acclaimed book Hooghly: The Global History of a River (2020). A key theme of this work – colonialism and the environment – was then taken up in chapters written for edited volumes like Ranjan and Talbot’s Urban Development and Environmental History in Modern South Asia (2022). Ivermee’s current projects include a history of French imperialism in India (monograph forthcoming in 2025) and a study of British nineteenth-century infrastructure projects in the lower Bengal delta.

Thierry LABICA (Université Paris-Nanterre)

« Decency »: désordres et mot d’ordre d’une construction étatique dans l’Angleterre de la première modernité.

La période de la Réforme protestante fut marquée par un ensemble de dislocations institutionnelles, doctrinales et sociales/comportementales nécessitant les réponses stratégiques à travers lesquelles le processus de centralisation étatique s’est articulé et consolidé. Cette contribution entend montrer la manière dont le vocabulaire de la « décence » (« decent », « decency ») a constitué le ‘maître-mot’ de cette stratégie étatisante de production d' »uniformité » cérémonielle et comportementale, au fondement des conditions historiques d’une socialisation /subjectivation dans ( ce qui commence à ressembler à) une langue de la nation (pour emprunter à Balibar et Wallerstein).

Biographie : Thierry M Labica enseigne en études britanniques l’Université Paris Nanterre. Il a récemment publié, « William Morris ou la décence communiste », postface à William Morris, Les espoirs de la civilisation, La fabrique, 2024, et « « Kes » dans l’histoire », Presses universitaires de Paris Nanterre, 2024. Il est membre du comité de rédaction de la revue en ligne Contretemps, dont il est un contributeur régulier, notamment à propos de l’actualité sociale et politique de la Grande-Bretagne. Il est l’auteur de L’hypothèse Jeremy Corbyn : une histoire politique et sociale de la Grande-Bretagne de Tony Blair à Jeremy Corbyn, Demopolis, 2019.

Marc LENORMAND (Maître de conférences, Université Paul-Valéry Montpellier 3)

« The beginning of a new era for the British working class » : la thèse de la subordination de la classe ouvrière britannique, du bilan politique de la Nouvelle gauche aux contestations des longues années 1970

Dans les deux parties de son étude du mouvement ouvrier britannique, « The Nature of the Labour Party », publiées en 1964 dans New Left Review, Tom Nairn identifie dans la période allant des années 1850 aux années 1870, caractérisées par Eric Hobsbawm comme « l’âge du capital », un moment fondateur et formateur pour les institutions du mouvement ouvrier britannique : c’est à ce moment précis où le reflux du Chartisme a réduit le mouvement ouvrier britannique à des syndicats corporatistes ralliés à l’ordre capitaliste que ceux-ci donnent au mouvement syndical ses structures locales et nationales durables – trades councils et Trades Union Congress (TUC) – puis son organisation politique de masse, un Parti travailliste qualifié par Nairn de « super trade union », dont l’orientation syndicale corporatiste étouffe le potentiel socialiste au profit d’une alliance entre le bureaucratisme des organisations syndicales et le conformisme politique des Fabiens.

Cette thèse a reçu dès 1965, dans Socialist Register, un correctif sous la plume d’Edward P. Thompson, qui consacre une large section de « The Peculiarities of the English » à laver l’affront que constituent les thèses de Tom Nairn, ainsi que celles de Perry Anderson dont elles sont complémentaires, contre le mouvement ouvrier et la gauche britanniques. Thompson estime que Nairn est dans l’erreur, lorsqu’il accorde un poids central aux Fabiens dans l’histoire intellectuelle du mouvement ouvrier britannique, lorsqu’il fait l’impasse sur le fait majeur qu’a constitué à partir des années 1920 l’émergence du Communisme comme courant de pensée et comme organisation partisane, ou encore lorsqu’il tord les écrits de Gramsci sur l’hégémonie pour affirmer que la gauche britannique doit se donner des perspectives hégémoniques. Thompson accuse surtout Nairn et Anderson d’ignorer la trajectoire spécifique du mouvement ouvrier britannique, marquée par l’impact de l’impérialisme britannique et des guerres mondiales, au profit de son évaluation à l’aune d’un modèle abstrait et relativement simpliste qui fait des intellectuels socialistes le ferment de la radicalisation des masses ouvrières.

Cette communication propose d’interroger ce débat sous deux angles. Le premier, intellectuel, consiste à faire la part, dans la critique adressée par Thompson à Nairn et Anderson, de la poursuite des débats qui ont marqué la phase de désintégration de la première Nouvelle gauche au début des années 1960, en particulier le bilan qu’il est alors possible de faire en général de l’orientation socialiste humaniste portée par Thompson depuis 1956, et en particulier des espoirs fondés par la Nouvelle gauche dans la Campaign for Nuclear Disarmament (CND) et la tentative pour la Nouvelle gauche de faire mouvement à travers les périodiques – Universities and Left Review et New Reasoner puis New Left Review – et un réseau de groupes locaux – une orientation défendue fortement par Thompson au sein de la Nouvelle gauche, par rapport à laquelle Anderson a fait rupture une fois devenu rédacteur-en-chef de New Left Review.

Le second, historique, consiste à revenir au contenu de la thèse avancée par Nairn, dont il nous semble qu’elle a été corrigée par Thompson mais pas invalidée par ses protestations quant à la valeur des positions morales adoptées par la gauche britannique ou par sa défense des acquis du réformisme social, lesquelles nous semble relever avant tout des débats qui traversent alors les débris épars de la Nouvelle gauche. La principale faiblesse de la thèse de Nairn nous semble être la primauté qu’elle accorde à la période qui va des années 1850 aux années 1870 comme période fondatrice et formatrice des institutions du mouvement ouvrier britannique, qui amène Nairn à voir la suite de l’histoire du mouvement ouvrier comme le simple développement logique de la trajectoire alors impulsée, et à comprendre la conservation de ces institutions – trades councils, TUC et plus tard Parti travailliste – comme la conservation d’un même état organisationnel et idéologique du mouvement ouvrier, là où la centralité et la domination des syndicats corporatistes constitue au contraire un moment spécifique dans l’histoire du mouvement ouvrier britannique ; là où aussi cette dernière ne saurait être réduite à une histoire des structures syndicales. Comme Thompson l’écrit, caricaturant les généralisations auxquelles procède Nairn, « les syndicats sont déplacés comme des pions dans l’exercice rhétorique de Nairn, sans qu’on ne sache jamais de quels syndicats il est question »[1].

Toutefois, précisément parce que les institutions du mouvement ouvrier jouent un rôle aussi central dans la thèse de Nairn, celui-ci accorde une attention toute particulière aux grands projets de re-structuration syndicale imaginés au début des années 1960 par George Woodcock, le secrétaire général du TUC[2]. Les ambitions de Woodcock ont fait long feu, se heurtant rapidement au conservatisme organisationnel des syndicats affiliés au TUC, mais l’analyse que fait alors Nairn d’un défi salutaire lancé aux syndicats britanniques par les programmes de modernisation des gouvernements conservateurs comme travaillistes mérite d’être prolongée. L’examen de la période de conflictualité sociale qui va de la fin des années 1960 au début des années 1980, marquée par une série de grandes grèves nationales en réponse aux programmes de libéralisation et/ou d’austérité salariale des gouvernements qui se succèdent à la tête du pays, permet de mettre en évidence une série d’orientations syndicales en tension mais souvent non-exclusives l’une de l’autre, à la fois entre organisations syndicales et au sein de celles-ci : la défense corporatiste des intérêts immédiats des adhérent-es ; l’alliance avec le Parti travailliste conduisant à des formes de participation à l’élaboration des politiques économiques et industrielles ; le développement d’un syndicalisme de mouvement social qui constitue des coalitions – généralement temporaires – dans une logique de contestation directe des politiques libérales et/ou austéritaires des gouvernements.

La thèse de la subordination du mouvement ouvrier britannique gagne finalement être interrogée à l’épreuve de ces longues années 1970, dont on a pu dire pour un autre pays qu’elles avaient constitué une longue séquence d’ « insubordination ouvrière ».

Arnaud PAGE (Sorbonne Université)

Le développement comme transition manquée : le projet de ferme aviaire en Gambie (1949-50)

Après la Seconde Guerre mondiale, les élites britanniques tentent d’amorcer une grande transition de l’empire colonial, notamment en Afrique, autour de la notion de développement. Si certains des avatars de cette politique (en particulier le développement de la culture d’arachide au Tanganyika) sont désormais bien connus, d’autres projets pourtant importants restent peu étudiés. C’est notamment le cas du grand programme piloté par le Colonial Development Corporation de développement d’une ferme aviaire en Gambie coloniale (1949-50). Ce projet agro-industriel de très grande ampleur (300 employés, 40 00 hectares, 100 000 poules) est de fournir aux Britanniques les œufs et la viande dont ils manquent cruellement, de remédier au problème de la balance commerciale, tout en favorisant le développement agraire et économique de la Gambie. Malgré des investissements financiers et humains colossaux, le projet s’avère un échec désastreux, en raison du développement d’épidémies mais surtout d’objectifs irréalistes et d’une très mauvaise prise en compte des réalités locales. Cet échec, à l’instar du celui du projet au Tanganyika, sera d’ailleurs fréquemment mobilisé par les Conservateurs lors des élections générales de 1950 et 1951 pour dénoncer les errements de la politique coloniale Travailliste. Cette communication se propose de revenir sur cet épisode et de montrer en quoi il reflète les ambitions et les échecs du grand projet de transition impériale de la période d’après-Guerre.

Biography

Arnaud Page est Maître de Conférences HDR en histoire britannique à Sorbonne Université. Ses travaux se situent à l’intersection de l’histoire de l’alimentation, de l’histoire des sciences et de l’histoire environnementale. Ils ont notamment été publiés dans History of Science, Environement and History ou Technology and Culture. Il achève actuellement la préparation d’une monographie sur l’histoire de la quantification de la nutrition (végétale, animale, humaine) en Grande-Bretagne et dans l’empire (1840-1914). Il conduit également d’autres projets, notamment sur l’histoire de la Gambie, et les croisements entre sciences nutritionnelles et politiques de développement dans cette colonie.

Charles PIWNIK (doctorant en civilisation britannique, Paris 3 Sorbonne Nouvelle)

La socialisation des socialistes britanniques au prisme des colonies universitaires : les cas Attlee et Mallon.

Initié par les réformateurs sociaux et autres socialistes chrétiens de la fin du XIXème siècle à Londres, le mouvement des colonies universitaires, a consisté en l’implantation de colleges sur le modèle d’Oxford et Cambridge, dans les quartiers industriels des principales métropoles du pays dont l’expansion rapide, notamment entre 1850 et 1880, représentait alors pour l’élite politique et intellectuelle victorienne un défi majeur en termes de politiques publiques, à une époque où la présence de l’État dans les affaires sociales est encore embryonnaire. À partir des années 1880, le mouvement vise à créer des instituts d’éducation populaire et des lieux de sociabilité entre ouvriers et intellectuels ; entre les étudiants-résidents venus d’Oxford et Cambridge et les travailleurs de l’est londonien dans le cas particulier que nous étudierons.

            Malgré les variations qu’il est possible d’observer entre les nombreux centres présents sur le territoire (on en décompte plus d’une cinquantaine en 1914), cette initiative n’en demeure pas moins teintée, le plus souvent, d’un paternalisme fort[3], et d’une vision verticale des rapports sociaux où le pauvre, l’ouvrier, pourrait s’élever socialement et spirituellement par simple contact, pour ne pas dire frottement, avec l’intelligentsia éclairée et bourgeoise d’Oxbridge. Ancré dans l’époque victorienne, son évolution au XXème siècle en parallèle de l’institutionnalisation du mouvement travailliste en fait néanmoins un objet d’étude éclairant sur les élites socialistes en Grande-Bretagne, leurs parcours, et leur rapport au monde ouvrier. Cette politique du bon voisinage, ce ruissellement culturel, est remis en question après la Première Guerre mondiale par les settlers eux-mêmes. Le fabianisme, une des idéologies matricielles du mouvement des settlements (Koven)et du mouvement travailliste (Nairn), prend le dessus sur la vision romantique du socialisme chrétien dont les colonies sont également issues pour donner naissance à une vision plus technique, technocratique même de l’action publique. La dimension éducative des centres, même si elle demeure et se développe au XXème siècle[4], devient annexe par rapport au travail d’expertise et de lobbysime qu’ils produisent (Bradley). C’est entre les années 1910 et 1930 qu’un grand nombre d’intellectuels, et futurs hommes d’État vont venir se former à la question sociale au sein d’institutions qui deviennent rapidement des laboratoires pour les politiques publiques ainsi que des incubateurs pour les étudiants socialistes d’Oxford et Cambridge qui cherchent à se lancer en politique. C’est le cas d’abord d’un des plus illustres résidents de Toynbee Hall, Clement Attlee, qui passa deux ans (en 1910 et 1920) en tant que travailleur social bénévole de la colonie et demeura Président du Conseil de Toynbee Hall pendant de nombreuses années, même après son élection en tant que Premier Ministre.

            Ces colonies universitaires semblent à priori valider la théorie de Nairn sur l’hégémonie culturelle de l’aile droite du parti travailliste, avec une dimension profondément antirévolutionnaire (Meacham), gradualiste, et une vision technique de la politique issue du fabianisme et qui se perpétue, à travers les colonies universitaires, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. La socialisation des élites travaillistes et libérales au sein des nombreux Clubs qu’animent les colonies universitaires, le réseau « alumni » qu’elle permettent d’entretenir, l’image que ces institutions renvoient, tendent à confirmer cette idée d’une culture bourgeoise diffuse au sein du socialisme britannique. Cependant, l’étude de cas des settlements permet aussi de monter l’évolution – la transition – idéologique de ce courant de pensée, qui passe d’un paternalisme teinté de romantisme à une conception véritablement technocratique et étatiste de la réforme sociale. Ainsi, pour confronter la thèse Nairn-Anderson aux pratiques réelles de l’intelligentsia socialiste en place autour de la création du Parti Travailliste et plus généralement lors de la première moitié du XXème siècle, je proposerai de suivre le parcours de deux figures importantes du mouvement : Clement Attlee, qui a travaillé pour Toynbee Hall avant de se lancer dans la carrière politique qu’on lui connaît, et James Joseph Mallon, directeur du Manchester Guardian, homme d’influence et lobbyiste habile qui travailla dans l’ombre du parti travailliste et dirigea Toynbee Hall pendant plus de trente ans. Les deux hommes partagent à la fois des pratiques et une vision. Pratique du travail social, au sein de la colonie et de l’East London qui deviendra pour l’un comme pour l’autre un moyen de s’ancrer localement et politiquement tout en bénéficiant du statut d’ « expert » de la question sociale, et une vision, quelque peu verticale et technocratique du socialisme, étonnamment proche de celle d’un William Beveridge, autre membre actif de la colonie, libéral convaincu, qui donnera la feuille de route de la réforme la plus importante qu’ait connu l’appareil étatique britannique au XXème siècle sous le gouvernement Attlee (Beveridge).

Leurs parcours éclaireront je l’espère les processus de socialisation des élites socialistes au sein des institutions liées au mouvement travailliste et ce que la forme que prend cette socialisation dit du mouvement travailliste en regard avec la théorie Nairn-Anderson.

Virginie ROIRON (Sciences Po Strasbourg)

Renoncement ou contournement ? Le Royaume-Uni au défi de la transformation du Commonwealth en organisation internationale (1965-1973)

A l’aube des années 1960, le Commonwealth, organisation postcoloniale héritée de l’empire britannique, s’est trouvé confronté aux ambiguïtés qui avaient présidé à son émergence après la seconde guerre mondiale. Organisation composée d’Etats indépendants, le rejoignant de manière volontaire, le Commonwealth est resté cependant dépendant du Royaume-Uni pour son administration jusqu’en 1965 et la création d’un Secrétariat général, et ne semblait pas avoir d’autre raison d’être que de rassembler d’anciennes colonies devenues indépendantes autour de l’ancienne puissance coloniale. Le Commonwealth demeurait de fait, malgré l’indépendance proclamée de ses membres, malgré la déclaration de Londres de 1949 et malgré la diversité culturelle, politique et économique de ses membres, une organisation britannique de gestion des relations postcoloniales et peinait à s’affranchir de cette définition.

Bien que constituant un acte de défiance à l’égard du Royaume-Uni, la déclaration unilatérale d’indépendance en 1965 du gouvernement blanc minoritaire d’Ian Smith en Rhodésie du Sud posa en des termes très brutaux la question du sens de cette « association volontaire d’Etats indépendants », comme le définira plus tard la déclaration de Singapour de 1971. En transposant un rapport de force de type colonial, autrement dit inégalitaire, au sein d’un Commonwealth qui se définissait pourtant comme postcolonial, garant de l’indépendance, de la souveraineté et surtout de l’égalité de ses membres, la crise rhodésienne mit en évidence les contradictions inhérentes à son origine impériale dans un monde décolonisé.

L’objet de cette communication sera de montrer la manière dont le Royaume-Uni et le Commonwealth ont abordé cette période de transition qui court de 1965, date de la création du Secrétariat et de la crise rhodésienne, à 1973, date de l’organisation du sommet des chefs de gouvernement d’Ottawa. Cette période vit le Commonwealth se transformer en une véritable organisation internationale, institutionnellement indépendante du Royaume-Uni, mais préservant un mode de fonctionnement, voire une identité, spécifiques, issus de l’héritage du Commonwealth impérial.

Biography

Virginie Roiron est maître de conférences en civilisation britannique et du Commonwealth à Sciences Po Strasbourg. Depuis sa thèse sur l’impact de la crise de Rhodésie sur les relations entre le Royaume-Uni et le Commonwealth dans les années 1960, ses travaux de recherche s’articulent autour de trois axes: l’évolution de l’empire britannique  à l’ère de la décolonisation et la transformation du système international, l’indépendance de la Rhodésie / Zimbabwe, et  la politique étrangère britannique depuis 1945. Ses recherches les plus récentes portent sur la place de la monarchie britannique dans le Commonwealth, et la relation entre le Royaume-Uni et le Commonwealth depuis le Brexit.


[1] E.P. Thompson, « The Peculiarities of the English », Socialist Register 1965, p. 337. Nous traduisons.

[2] Tom Nairn, « The Nature of the Labour Party – 2 », New Left Review, No. 28, Nov-Dec 1964, p. 58-59.

[3] Ce paternalisme s’exprime même sous la forme d’un discours colonial dans lequel les premiers university settlers expriment eux-mêmes la filiation entre la mission civilisatrice de l’empire à l’Est du globe, et celle qu’ils initient à l’Est de Londres.

[4] C’est notamment à Toynbee Hall, premier settlement, que Richard Tawney conçoit et fonde la Workers’ Educational Association.